Conversations
Takesada Matsutani’s Paris
Takesada Matsutani et Kate Van Houten évoquent leurs débuts d’artistes à Paris, en compagnie de Désirée Moorhead-Hayter, Olivier Renaud-Clément et Anders Bergstrom.
Olivier Renaud-Clément: Bonjour ! Je suis très heureux de vous retrouver ici. Je vais commencer avec des questions très brèves, je risque d’être un peu indiscret, donc rien ne vous oblige à répondre si vous ne le souhaitez pas [rires]. Ensuite, nous pourrons passer à un mode plus conversationnel. Anders Bergstrom, qui travaille chez Hauser & Wirth et qui se trouve être un spécialiste chevronné de la gravure, ainsi qu’un fin connaisseur de l’art de Philip Guston, est ici avec nous dans l’atelier. Je crois bien qu’Anders est arrivé de New York avec une longue liste de questions à vous poser, Matsutani et Kate, notamment au sujet de votre profond attachement, depuis de nombreuses années ici à Paris, à la pratique de la gravure. Désirée Moorhead-Hayter est également parmi nous virtuellement. Désirée est la veuve de l’artiste et graveur de légende Stanley William Hayter, qui a fondé l’Atelier 17, où a eu lieu la rencontre entre Kate et Matsutani. Avant tout, situons-nous dans le temps et l’espace : nous nous trouvons dans l’atelier de Matsutani, rue Faidherbe à Paris, le 21 juin 2023. Matsutani, où et quand êtes-vous né ?
Takesada Matsutani: Je suis né à Ōsaka, au Japon, le 1er janvier 1937.
ORC: Et vous, Kate ?
Kate Van Houten: Je suis née dans le New Jersey, aux États-Unis, le 11 novembre 1940.
ORC: Désirée, où et quand êtes-vous née ?
Désirée Moorhead-Hayter: Je suis née dans le Surrey, en Angleterre, le 12 février 1942.
ORC: Matsutani, à quel moment avez-vous entendu parler pour la première fois de Gutai [Gutai bijutsu kyōkai, « L’association de l’art Gutai »], le mouvement japonais d’avant-garde dont vous avez fait partie ?
TM: Je devais avoir quinze ou seize ans. C’était en 1953 ou 1954, au tout début de Gutai.
ORC: Avez-vous vu une exposition ou lu un article dans un journal ? Qu’est-ce qui a éveillé votre intérêt ?
TM: À cette époque, je pratiquais beaucoup la peinture à l’huile et je dessinais aussi. Quand j’ai découvert Gutai, je me suis d’abord dit : « ce n’est pas de l’art ».
ORC: C’est intéressant.
TM: J’étais si jeune. Ensuite, j’ai changé d’avis, je vous en parlerai plus tard.
ORC: Vous avez finalement décidé de rencontrer Jirō Yoshihara, le principal fondateur de Gutai, exact ?
TM: Oui, j’avais entendu parler de lui. Adolescent, j’ai dû rester confiné à mon lit pendant quasiment huit ans, à ne faire que lire. Je ne pouvais pas aller à l’école. Ma tête était tellement saturée qu’elle en aurait explosé.
ORC: Vous étiez alité à cause de la tuberculose, c’est bien cela ?
TM: Oui. Lorsque j’allais mieux, vers mes vingt-deux ans, à la fin des années 1950, j’ai rencontré Yoshihara.
ORC: J’ai cru comprendre que lors de cette rencontre, il vous a fait savoir que vous n’étiez pas assez bon pour Gutai.
TM: En effet, mais j’ai aussi beaucoup appris grâce à lui, en termes d’idées créatives. J’essayais de comprendre ce que mon imagination recherchait à travers l’art. Je lisais beaucoup, et Gutai et Yoshihara faisaient partie de ces lectures. Une chose qu’il a dite m’a marqué : il insistait sur la nécessité de faire des choses nouvelles. C’est pourquoi il m’intéressait autant. J’étais à la recherche d’une nouvelle forme de beauté.
ORC: Puis, vous devenez membre de Gutai, avec ce que l’on appelle la seconde génération, et peu de temps après, au milieu des années 1960, vous obtenez une bourse pour vous rendre en France ?
TM: À Kyōto, j’ai trouvé dans une brochure des informations sur un concours qui offrait une bourse d’études de six mois à Paris, parrainée par le gouvernement français. J’ai présenté mes peintures de l’époque et mon dossier en 1966, puis j’ai remporté le prix cet été-là. On m’a invité à venir immédiatement. Dès la fin de l’année, en novembre 1966, je m’envolais donc pour Paris.
ORC: Aviez-vous des idées reçues sur Paris ? Était-ce surtout l’art qui vous intéressait, ou vouliez-vous simplement vous éloigner du Japon ?
TM: Avant de me rendre en France, je n’avais jamais été dans un pays étranger. Je cherchais à connaître ce sentiment de dépaysement. J’ai alors décidé d’en profiter pour voyager un peu : en Égypte, en Grèce et en Italie. J’ai entrepris ce voyage de trois semaines avec Shinya Nakamura, un sculpteur qui suivait lui aussi mon cours de français. Je voulais voir l’Europe et d’autres régions de mes propres yeux. Ensuite, je suis resté à Paris, je me suis peu à peu installé et j’ai commencé à me débrouiller tout seul.
ORC: Désirée, quand êtes-vous venue pour la première fois à Paris et pourquoi ?
DMH: En 1962, j’ai quitté l’Angleterre pour faire mes études en Irlande. J’ai passé un an en Espagne, puis je suis retournée en Irlande, qui, à la fin des années 1950, était un endroit assez sinistre. J’avais toujours voulu aller en France, alors je suis simplement partie.
ORC: Avez-vous suivi une formation artistique ?
DMH: Je n’ai été formée à rien du tout !
ORC: C’est souvent la meilleure des formations.
DMH: J’ai fini par trouver un travail dans une galerie, j’y ai passé deux ans pendant lesquels j’ai rencontré beaucoup d’artistes, puis j’ai fait la connaissance de Bill.
ORC: Et vous Kate, quand arrivez-vous à Paris et pour quelles raisons ?
KVH: Je suis arrivée en 1965, après trois années passées à étudier en Italie. C’était dommage de partir, mais il était temps de quitter l’Italie. J’ai pris le train pour venir ici. Je voulais voir Paris avant de retourner à New York. C’était mon intention, en tout cas. Mais je n’avais pas d’argent, alors j’ai dû me mettre à travailler.
ORC: Qu’avez-vous étudié et pratiqué pendant vos études ?
KVH: À l’université, j’ai suivi des cours d’histoire, mais j’ai toujours continué à peindre. Puis j’ai tout simplement décidé d’être une artiste, j’ai décrété que j’allais devenir une artiste. Je suis partie en Italie parce que c’était moins cher et plus facile d’y vivre qu’à New York. J’ai passé trois ans à l’Accademia di Brera, à Milan, à étudier – enfin, à plus ou moins « étudier » – la sculpture.
ORC: Vous avez donc débarqué toutes les deux ici à peu près en même temps, dans les années 1960, et Matsutani un peu plus tard.
TM: Oui, et j’aimerais préciser que lorsque j’étais malade, j’ai lu beaucoup de livres d’art et je connaissais donc déjà l’atelier parisien de Stanley William Hayter avant la guerre, ainsi que tous les artistes avec lesquels il a travaillé : Picasso, Giacometti, Miró, Ernst, et bien d’autres encore. Après mon arrivée à Paris, Hayter m’est revenu en tête, aussi parce que j’avais vu une de ses œuvres à la Second International Biennial Exhibition of Prints (biennale internationale de la gravure) [à Tōkyō] en 1960, où il a reçu le premier prix. Je n’ai jamais oublié son nom.
ORC: C’est intéressant parce qu’aujourd’hui, on se retrouve ici en partie pour parler de Bill Hayter et de sa place dans vos vies d’artistes, mais aussi pour discuter de l’importance de la pratique de la gravure, qu’il s’agisse de sérigraphies, d’héliogravures, d’eaux-fortes ou de bien d’autres techniques. Lorsque vous arrivez à Paris, Matsutani, cherchez-vous tout de suite à intégrer un atelier de gravure ? Ou est-ce Hayter en particulier qui vous guide vers les procédés d’impression ?
TM: Après mon retour d’Égypte et de Grèce, je suis rentré à Paris. Je connaissais un ami japonais, l’artiste Tsuyoshi Yayanagi, plus connu sous le pseudonyme de Gō Yananagi (1933). Go Yayanagi, qui travaillait déjà à l’Atelier 17 de Hayter. Je lui ai donc demandé de me présenter. Juste après le nouvel an, nous sommes allés ensemble à l’atelier, Hayter y était et il m’a dit : « Ok, bienvenue, faites ici ce que vous voulez. »
ORC: Dans notre conversation aujourd’hui, Désirée est évidemment la première personne à rencontrer Bill Hayter. C’était vers 1964, si mes informations sont exactes.
DMH: 1965.
« J’ai débarqué à l’atelier avec un petit portfolio de dessins sous le bras, que Hayter n’a même pas pris le temps de regarder. Il m’a simplement expliqué très brièvement qu’il s’agissait d’une communauté artistique expérimentale et m’a dit : « Viens. Viens et travaille ici. » Et voilà comment les choses se sont passées. »—Kate Van Houten
ORC: Vous avez fait sa connaissance pour des raisons professionnelles, dans le milieu de l’art ?
DMH: Non. Je l’ai rencontré à La Coupole autour d’un verre !
ORC: C’est aussi une excellente raison ! Cela remonte à bien avant l’internet. [Rires] Étiez-vous intéressée par son travail, par son atelier ? Vous connaissiez déjà visiblement beaucoup d’artistes.
DM: J’ignorais tout de son travail jusqu’à ce qu’il me montre son atelier. Il travaillait alors sur une peinture de très grand format, c’était fascinant. Notre relation a ensuite rapidement évolué, j’ai commencé à me familiariser avec son travail qui me plaisait beaucoup. Nos rapports ont pris une tournure plus romantique et, bien que le mariage ne fasse pas partie de nos projets – tandis qu’il avait quelques problèmes avec son ex-femme, pour ainsi dire – nous avons finalement décidé de nous marier, en 1972, et voilà.
ORC: Qui de vous deux, Matsutani et Kate, a d’abord rencontré Hayter ?
KVH: C’est moi. La vie parisienne ne m’aidait pas à travailler : je m’amusais trop. La plupart du temps, je fréquentais des clubs de jazz et j’allais au cinéma. Dans un de ces clubs, j’ai rencontré un Américain, on papotait et il m’a dit : « Tu n’as pas d’endroit où travailler ? Viens à l’Atelier 17, tu feras de l’eau-forte. Au moins, tu auras un espace pour travailler ». Je ne savais même pas de quoi il parlait. Je n’avais absolument aucune idée du monde de la gravure. Mais je me suis dit que c’était une bonne idée et j’ai débarqué à l’atelier avec un petit portfolio de dessins sous le bras, que Hayter n’a même pas pris le temps de regarder. Il m’a simplement expliqué très brièvement qu’il s’agissait d’une communauté artistique expérimentale et m’a dit : « Viens. Viens et travaille ici. » Et voilà comment les choses se sont passées.
ORC: Quand êtes-vous allé à l’atelier, Matsutani ?
TM: Au début de l’année 1967.
ORC: Et Kate s’y trouvait déjà.
TM: Oui, mais je ne la connaissais pas.
KVH: On nous a présenté·es, darling.
TM: Ah oui ? Je ne m’en rappelle plus.
KVH: Moi, je m’en souviens parfaitement ! [Rires].
TM: Une fois sur place, j’ai progressivement pris conscience à quel point l’Europe était différente du Japon, à quel point notre histoire était différente, tout était différent. J’ai décidé que je voulais utiliser l’atelier pour explorer la planéité. Je réalisais déjà des peintures tridimensionnelles au Japon – ce n’étaient pas à proprement parler des peintures, plutôt des sortes d’objets – mais je n’avais pas suffisamment d’espace pour le faire à Paris. Je voulais réfléchir à la planéité à travers la gravure, comment créer des images que je considérais comme plates.
ORC: À cette époque, quels types d’artistes fréquentaient l’atelier de Hayter et à quels cercles artistiques participiez-vous ?
TM: Un cocktail très intéressant.
KVH: On y trouvait des personnes de tous âges et d’un peu partout, nous étions plutôt jeunes, mais ce n’était pas le cas de tout le monde dans l’atelier. Bill n’imposait qu’un seul critère de sélection : avoir la ferme intention de travailler professionnellement en tant qu’artiste. Probablement parce que nous étions à la fin des années 1960 à Paris et on sait ce qui allait se passer en 1968, l’autre règle décrétait : « Pas de politique ». La diversité internationale de l’atelier était vraiment extraordinaire, de nombreuses femmes y participaient, ce qui était loin d’être le cas dans d’autres secteurs du monde de l’art à l’époque, en particulier aux États-Unis.
« J’ai levé les yeux et j’ai vu un jeune homme avec une coupe militaire et une chemise à col boutonné, et je me suis dit : « Ah, un artiste japonais de Californie ». Je me suis ensuite rendu compte qu’il ne parlait pas très bien l’anglais, et encore moins le français.… Ce qu’il faisait était totalement différent des autres, et ça m’intriguait. Comment parvenait-il à créer ces images ? »—Van Houten
ORC: Quel âge avait Hayter lors de votre rencontre, Désirée ? Je crois savoir qu’il y avait une certaine différence d’âge.
DMH: Il avait soixante-trois ans et moi vingt-trois.
ORC: Tant mieux pour vous et tant mieux pour lui. Qui avez-vous rencontré par son intermédiaire et par celui de l’atelier ?
DMH: Il n’y avait personne de véritablement célèbre dans l’atelier à cette époque, mais beaucoup d’artistes de grand talent y travaillaient. Comme Jean Lodge, une merveilleuse peintre et graveuse venue du Midwest.
TM: Gail Singer, originaire du Texas, était également de la partie. Une très bonne artiste.
DMH: Aussi un de nos amis chiliens, Eugenio Tellez.
TM: Et Yayanagi, qui travaillait sur un style d’animation génial à cette époque.
ORC: En vous écoutant, il semble que cet atelier s’apparentait un peu à une communauté, comme si vous passiez votre temps ensemble.
DMH: C’était un peu comme un retour à l’école. Une sorte de grande famille, on passait beaucoup de temps dans les locaux à l’arrière de l’atelier, on se réunissait le week-end, et Bill organisait environ deux grandes fêtes par an. Il y régnait une ambiance très ouverte et conviviale.
KVH: Bill donnait beaucoup de soirées « thé ». [Rires.] Il m’a présenté à Matsutani, j’ai levé les yeux et j’ai vu un jeune homme avec une coupe militaire et une chemise à col boutonné, et je me suis dit : « Ah, un artiste japonais de Californie ». Je me suis ensuite rendu compte qu’il ne parlait pas très bien l’anglais, et encore moins le français. Il arrivait tous les matins et s’asseyait toujours dans le même coin. Personne n’avait de place attitrée. Nos boîtes étaient entreposées sur des étagères, on les prenait et on s’installait là où il y avait de la place. Matsutani, lui, emportait son matériel et le disposait toujours dans le coin gauche de la première table en entrant, et personne ne s’y asseyait, c’était « la place de Matsutani ». Sa façon de se concentrer sur ce qu’il était en train d’apprendre et de faire, m’impressionnait beaucoup. Et sa curiosité pour les images. Ce qu’il faisait était totalement différent des autres, et ça m’intriguait. Comment parvenait-il à créer ces images ?
ORC: Matsutani, y a-t-il eu un moment où vous avez commencé à vous « concentrer » sur Kate ? [Rires.]
TM: Je ne maîtrisais pas très bien l’anglais ni le français. Je connaissais beaucoup de personnes venues de l’étranger, mais il était difficile de communiquer, alors je passais mon temps à travailler. Chaque jour, j’arrivais à l’atelier à la même heure et je repartais à la même heure.
ORC: Tout comme aujourd’hui, vous suivez une routine très rigoureuse.
TM: J’étais déjà marié à cette époque et avait un fils qui vivait au Japon. Je ne savais pas vraiment comment faire. La distance qui nous séparait était si grande. J’étais perdu : l’amour, l’art, que choisir ? Quelle est la réponse juste ? La famille, l’art ou Kate ? J’ai décidé de ne pas retourner chez moi, de rester à Paris. Ce fut ma réponse.
ORC: Désirée, comment viviez-vous votre relation avec Bill et votre installation à Paris ?
DMH: Je ne ressentais aucun malaise, quel qu’il soit. J’étais totalement fascinée par tout ce qui se passait. C’était un monde entièrement nouveau. Il m’a initié aux sciences, aux mathématiques et à l’art, à toutes sortes de choses merveilleuses. Bill était une véritable mine d’informations et un être extrêmement vif et animé. C’était fantastique.
KVH: Il y avait une certaine discipline dans la réflexion et dans la manière dont les choses se passaient à l’atelier. C’était un espace fabuleux pour moi. À l’époque, je manquais de rigueur, ma vie était tiraillée par l’indécision. Avec la gravure, que l’on pose une plaque de cuivre ou de zinc, que l’on travaille avec l’acide ou le burin, quel que soit votre outil, le résultat est permanent. C’est définitif. On ne peut pas revenir en arrière. Hayter semblait toujours distant, il ne s’intéressait pas particulièrement à nous. Et puis parfois, il venait, il remarquait un moment de doute et il trouvait des mots simples pour nous aider à comprendre ce que l’on cherchait. Je me suis alors rendu compte à quel point il était exceptionnel. C’était un observateur, il savait très bien ce que nous faisions.
Anders Bergstrom: J’aimerais intervenir ici si vous le permettez. Matsutani, je voulais vous poser une question sur Gutai et sur sa philosophie selon laquelle, pour faire partie du groupe, il fallait absolument essayer de créer quelque chose de nouveau. Certaines lignes du manifeste Gutai décrivent une « avancée audacieuse vers l’inconnu » et des objectifs qui semblent presque mystiques : « L’art Gutai ne transforme pas la matière. Il lui donne vie ». Ici, à l’Atelier 17 à Paris, l’atmosphère paraissait très différente, plutôt ouverte et propice à la collaboration.
TM: Les choses étaient en effet très différentes. Gutai était essentiellement axé sur l’intuition, sur la recherche de moyens pour contourner la logique et accomplir quelque chose qui soit comparable à un grand saut dans le vide. La philosophie du mouvement se résumait à un terme : l’audace. Les autres artistes faisaient preuve d’une grande franchise lorsqu’il s’agissait de savoir si l’on était à la hauteur ou non. Avec Hayter, les choses étaient plus ouvertes. Toutefois, le fait d’être passé par Gutai m’a donné le courage de faire ce que je voulais. À l’atelier, tout le monde cherchait à travailler avec la couleur, étant donné que Hayter avait été le pionnier de l’impression par viscosité, qui permettait d’obtenir plusieurs couleurs à partir d’une seule plaque.
AB: Et si je ne me trompe pas, vous n’étiez pas vraiment intéressé par cette technique de la viscosité, puisque vous expérimentiez à l’époque avec les possibilités du noir ?
KVH: Au début de notre arrivée à l’atelier, tout le monde pratiquait la viscosité.
TM: Bien souvent, les œuvres finissaient par se ressembler. J’ai donc voulu suivre une autre voie : essayer de voir ce que je pouvais obtenir à partir du noir.
AB: Vous avez notamment réalisé les eaux-fortes noires pour la série que vous avez intitulée Propagations.
TM: C’est exact.
DMH: D’autres artistes ne participaient pas non plus à l’époque, même si c’était très populaire. Bill ne voulait pas que l’on travaille la couleur simplement pour faire de belles images ou pour se focaliser dessus. Il préférait quelque chose de singulier. Il était très irrité lorsque les artistes produisaient un travail et qu’en le regardant, les gens s’exclamaient immédiatement : « Oh, c’est une couleur de l’Atelier 17 ». Il trouvait que ça donnait une mauvaise réputation à l’atelier. Je me souviens avoir tout de suite été frappée par la qualité des gravures en noir et blanc de Matsutani. J’en ai d’ailleurs acheté une à cette époque.
AB: Je sais qu’il existe des gravures en couleur de Matsutani qui datent aussi de cette période, en plus des œuvres en noir et blanc, vous faisiez donc des expériences avec la couleur. Comment tout cela fonctionnait-il sur la presse ?
KVH: Nous étions beaucoup à l’utiliser. Il fallait planifier minutieusement son temps sur la machine. En général, deux personnes pouvaient travailler sur la grande presse un même jour. Disons que Matsutani se trouve avec Gail Singer, qui travaille avec la couleur, et c’est donc elle qui choisit ses teintes. Elle peut demander à Matsutani s’il en veut un peu. On avait le choix. Ce n’était pas une obligation, mais on expérimentait souvent avec différentes couleurs. L’expérimentation était essentielle. Dans son carnet, Matsutani prenait des notes précises sur cette dynamique et sur les personnes avec lesquelles il travaillait sur la presse.
DMH: Gail Singer savait toujours exactement ce qu’elle recherchait avec ses couleurs. Elle ne se trompait jamais.
TM: Elle avait un très grand sens de l’originalité.
AB: Puis, à un moment donné, avec Kate, vous avez commencé à explorer la sérigraphie, exact ?
TM: À un certain point, j’ai commencé à m’impatienter et à vouloir plus de temps sur la presse. Il me fallait un autre atelier, mais je n’avais pas d’argent. Puis Kate a trouvé son propre atelier.
KVH: Avec une amie, j’ai quitté l’atelier de Bill Hayter pour m’intéresser à la qualité chromatique extrêmement riche de la sérigraphie. Pour ce que je souhaitais faire à l’époque, la sérigraphie convenait parfaitement. Carl Heywood, un artiste canadien, m’a initié à cette technique, en utilisant des encres Versatex. Lorna Taylor, une amie artiste sud-africaine, voulait aussi expérimenter avec la sérigraphie pour travailler son imagerie cinétique, et nous nous sommes lancées. Nous avions déjà un petit local insolite dans le 14e arrondissement, avec un atelier au rez-de-chaussée. À l’origine, il s’agissait d’une boulangerie, que nous avons transformée en atelier. On y a travaillé toutes les deux pendant plus d’un an. Avec Matsutani, on était déjà ensemble et on se rapprochait de plus en plus. Un jour, il m’a demandé de lui montrer ce que je faisais et il est venu à l’atelier. Toutefois, il est resté très lié à Hayter, qui l’aimait beaucoup et l’a même pris comme assistant, ce qui lui a permis de gagner un peu d’argent.
ORC: À ce propos, j’aimerais rapidement vous demander de me parler de la situation économique de cette époque. Est-ce que des personnes autour de vous gagnaient de l’argent ? Comment faisiez-vous pour maintenir ce mode de vie ?
« Gutai était essentiellement axé sur l’intuition, sur la recherche de moyens pour contourner la logique.… Les autres artistes faisaient preuve d’une grande franchise lorsqu’il s’agissait de savoir si l’on était à la hauteur ou non. Avec Hayter, les choses étaient plus ouvertes. Toutefois, le fait d’être passé par Gutai m’a donné le courage de faire ce que je voulais. »—Takesada Matsutani
KVH: Personne ne gagnait d’argent. Hayter veillait à ce que les coûts soient aussi bas que possible. Le loyer, tout ce qui devait être pris en charge – les équipements, les acides, le matériel – faisaient partie de ses dépenses. Certains matériaux étaient inclus dans les frais de participation que nous payions. Parfois, de la famille venait nous rendre visite et achetait quelques gravures, ce qui était toujours appréciable. La plupart d’entre nous avaient des ressources financières très limitées, alors on trouvait une quelconque solution ou un petit boulot pour joindre les deux bouts. Une des artistes avait un peu d’argent, elle était très embarrassée de pouvoir s’offrir certaines choses. On lui disait : « Ne sois pas gênée, offre-nous plutôt un café ».
AB: Je voudrais poser une autre question liée à la gravure. Matsutani, vous aviez accès aux deux ateliers, celui de Kate et celui de Hayter, puis à un moment donné, vous avez commencé à juxtaposer des eaux-fortes à des sérigraphies, n’est-ce pas ? Ce qui était sans doute une idée assez radicale à l’époque, combiner les techniques sur une même surface.
TM: Oui, en effet. Je cherchais à expérimenter de nouvelles idées. Techniquement, c’est pour cette raison que j’ai essayé cette combinaison. Pour la sérigraphie, le papier devait être sec, et humide pour l’eau-forte. Je commençais par faire une sérigraphie chez Kate ; puis j’allais chez Hayter, je l’imbibais et je procédais à l’eau-forte par-dessus.
KVH: C’était une démarche radicale, très expérimentale.
TM: C’était compliqué. Je n’ai pas pu en produire beaucoup.
AB: Le grand graveur et professeur Krishna Reddy se trouvait également à Paris à cette époque, non ? Il était, avec Hayter, l’autre pionnier de l’impression par viscosité.
KVH: Reddy et Bill ont même travaillé ensemble, bien que Reddy utilisait une technique différente pour réaliser les impressions par viscosité, une méthode par points. Krishna est arrivé en 1951, il a donc vécu très longtemps à Paris et nous avons gardé le contact avec lui et sa femme, Judy Blum, de nombreuses années plus tard, après leur départ pour New York.
AB: J’adore les gravures, au cas où vous ne l’avez pas encore deviné [rires], et j’ai toujours pensé que les artistes qui s’y consacrent comprennent d’autres aspects de leur pratique que celles et ceux qui n’en font pas, et qu’il existe une grande richesse au-delà des œuvres elles-mêmes. Matsutani, la gravure a-t-elle été importante pour comprendre ce que vous vouliez faire au-delà de ce procédé ?
TM: Oui, je crois bien. Néanmoins, être simplement présent dans l’atelier de Hayter, en compagnie d’un si grand nombre de personnes, m’a également beaucoup apporté. J’écoute les autres. Si leurs paroles ou leurs actes me paraissent intéressants, je les enregistre et je réfléchis à ce que je pourrais en faire. C’est la même chose lorsque l’on se promène dans la rue. On garde les yeux ouverts, on voit tellement de détails différents. Parfois, on récolte des choses d’ici et d’ailleurs et ça devient une grande soupe. Vous comprenez ?
ORC: J’ai toujours remarqué, Matsutani, que lorsque l’on visite des expositions ensemble, avant de regarder attentivement une image, il semble que vous cherchez à comprendre la technique. Est-ce exact ?
TM: Tout à fait. Mais je cherche aussi à savoir si la technique est « honnête » pour l’œuvre, vous voyez ce que je veux dire ? C’est à l’honnêteté que je pense et non pas à savoir si quelque chose est bon ou mauvais. Je ne raisonne jamais en ces termes.
ORC: Quand est-ce que l’atelier Hayter a définitivement fermé ses portes ? A-t-il continué d’exister après le décès de Bill ? Pouvez-vous nous en dire un peu plus, Désirée ?
DMH: Bill est mort en 1988, et l’atelier a été cédé à Juan Valladares et Hector Saunier, qui l’ont rebaptisé Atelier Contrepoint. On peut donc dire que l’Atelier 17 a existé de 1927 à 1988, d’abord à Paris, puis à New York pendant la guerre, et de nouveau à Paris.
ORC: C’est une carrière exceptionnellement longue. Matsutani et Kate, vous avez continué à y travailler jusque dans les années 1970, n’est-ce pas ? Quand l’avez-vous quitté et pourquoi ?
KVH: La nature des projets évolue et, au bout du compte, on s’éloigne un peu. Mais nous avons toujours été proches de Bill et de Désirée.
ORC: Peu de temps après, vous avez commencé à travailler ensemble, Matsutani et Kate, notamment en réalisant des livres de poésie ?
TM: Oui. Vous savez, nous sommes très différentes. Américaine et japonais, issus de milieux très distincts, nous sommes un peu comme l’huile et l’eau. C’est pourquoi les choses ont toujours été très intéressantes avec cette lady. J’ai beaucoup appris d’elle. J’ignore si elle a beaucoup appris de moi, peut-être que oui. Nous sommes ensemble depuis de nombreuses années.
KVH: Oui, on a bien dû s’apporter un truc ou deux. [Rires]
TM: Parfois, je suis convaincu qu’elle en a aussi vraiment marre de moi. [Rires].
DMH: C’est merveilleux d’être assis ici ensemble à discuter aujourd’hui. On se connaît depuis longtemps. Dans les premiers temps de l’atelier, Kate et Matsutani étaient chacun à leur manière tout à fait uniques. Kate écoutait Hayter et comprenait réellement ce qu’il essayait de faire. Matsutani a toujours été un travailleur remarquable, avec un profond respect pour Hayter. Les deux avaient quelque chose de différent par rapport aux autres membres de l’atelier. Des personnalités très professionnelles, même à cet âge-là. Mais vous savez, on était jeunes et on s’amusait aussi beaucoup. Paris était un endroit formidable pour ça, pour faire la fête et passer de bons moments ensemble. Je me souviens d’une fête chez Bill où j’avais manifestement trop bu et où j’ai fini par sauter sur le lit, tomber et me casser les deux dents de devant ! Matsutani et Kate ont été d’une grande tendresse à mon égard, et je les aime beaucoup.
KVH: Et nous continuons à passer de délicieux moments ensemble. Toutefois, on ne saute plus aussi souvent sur les lits : nos genoux ne le supportent plus !
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Anders Bergstrom dirige le programme consacré aux éditions chez Hauser & Wirth à New York. Bergstrom est également artiste et un spécialiste de la gravure et des artistes de la gravure.
Kate Van Houten a étudié au Western College for Women dans l’Ohio et à l’Art Students League à New York avant de s’installer à Milan puis à Paris. En 1967, elle rejoint l’Atelier 17, un atelier de gravure établi à Paris. Plus tard, elle monte avec des camarades un atelier de sérigraphie. Ses gravures ont été exposées pour la première fois à la Galerie Zunini en 1968, puis avec ses peintures à la Galerie Haut-Pavé. Van Houten a participé aux biennales de la gravure de Cracovie (Pologne), de Brooklyn (New York), de Condé-Bonsecours (Belgique), de Bradford (Angleterre), de Bhopal (Inde) et de Chamalières (France), et a montré son travail dans des expositions personnelles en France, au Japon et aux États-Unis. Son œuvre est présente dans des collections publiques et privées à travers le monde.
Dans les années 1960 et 1970, Takesada Matsutani a été un membre central de la deuxième génération de Gutai, l’influent collectif artistique japonais de l’après-guerre. Au cours des cinq dernières décennies, il a développé un langage visuel singulier, combinant formes et matériaux. Après la dissolution du groupe Gutai en 1972, Matsutani se lance dans une pratique radicale en solitaire, nourrie par son expérience au sein du célèbre atelier parisien de gravure, l’Atelier 17. Il commence à composer de vastes étendues de graphite noir aux nuances métalliques sur des feuilles de papier de format mural. Ce processus ritualisé témoigne de la progression des gestes de l'artiste dans le temps et évoque ses débuts artistiques au Japon, tout en développant un langage expressif qui lui est propre.
Désirée Moorhead-Hayter est née en Angleterre en 1942. Elle arrive à Paris en 1962 et y exerce divers métiers avant de rencontrer Stanley William Hayter en 1965. Elle contribue à la gestion de l’Atelier 17 de Hayter, dont elle sera l’assistante et la collaboratrice jusqu’à sa mort en 1988. Aujourd’hui mariée à Francis Levy, elle vit entre la France et l’Irlande où elle continue à préserver et à faire connaître l’œuvre de Hayter.
Olivier Renaud-Clément organise des expositions et conseille des artistes et des estates d’artistes aux États-Unis, en Europe et au Japon depuis de nombreuses années. Il travaille fréquemment avec la galerie Hauser & Wirth et a notamment participé à l’organisation de plus d’une trentaine d’expositions. Il a également collaboré avec Takesada Matsutani et les estates de Fabio Mauri, Lygia Pape, August Sander et Mira Schendel, entre autres. Il vit entre Paris et New York.
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« MATSUTANI » est à découvrir à Hauser & Wirth Paris jusqu’au 18 mai 2024.
Photographies d’archives avec la courtesy de l’atelier Takesada Matsutani. Photographes anonymes