Hauser & Wirth Invite(s)

Puisqu’ici l’uniformité de la boîte plonge le décor dans une trame homogène [they all look just the same], par une dynamique de contamination qui s'infiltre comme une mélodie dans la tête. Ainsi chez Rochereau, la boîte évacue d’un même coup le contexte où elle se place et le contenu qu’elle renferme ; elle annule leurs singularités respectives pour s’en tenir à l’observation des surfaces. Dans une opération de dédoublement, la toile vient presque mimer la tactilité du carton, une peinture par couches, parfois si épaisses qu’on aimerait tirer dessus comme on arracherait le scotch qui scelle ces colis. Les little boxes se trouvent ainsi à chaque endroit. Par des opérations de cadrage, elles oscillent entre le soin du rangement et l’accumulation débordante, “une tension dialectique entre les pôles de l'ordre et du désordre” [2] comme dirait le flâneur Benjamin déballant sa bibliothèque ; un diogénisme bizarre et beige, qui emprunte parfois aux gris des teintes plus fantomatiques, comme pour trahir “une relation fort énigmatique envers la possession” [3]. Il y a dans les oeuvres de Rochereau, dans ces cartons entassés et ces vitrines dévalisées, quelque chose de la spectralité constitutive du monde des marchandises, du fétichisme que Marx leur attache – puisque l’abstraction de la valeur-travail se retrouve transfigurée dans ces caisses sans émetteur ni destin, qui obsèdent le tableau jusqu’à en saturer tous les angles ; une sensualisation du contenant qui rappelle les rituels d’unboxing, ces vidéos où les paumes caressent doucement la boîte, où les faux ongles la tapotent, le contact du carton et de l’acrylique parfois décuplé par des effets sonores et hypnotiques. And when I peeled [the cardboard] off, it felt so soft. Hear that? – chuchote ainsi WhisperRed ASMR à ses 1.1M d’abonnés Youtube, défaisant lentement sa commande envoyée par une chaîne mondiale de magasins cosmétiques. Comme dans un acte de contouring, du bois enserre les bords de la toile, réhausse ou reprend ses tons, le cadre devenant à son tour un énième emballage ; des boîtes les unes dans les autres, des matriochkas ad nauseam – Boxes in boxes nous prévient bien le titre d’une série de sculptures que Rochereau produit à chaque nouvelle exposition. Dans ses installations, on trouvera des boîtes toujours, puisque l’obsession se poursuit, mais cette fois-ci destinées à la devanture plutôt qu’au sous-sol ; des présentoirs qui du carton partagent les teintes et dans leur assemblage, un même principe d’économie : ainsi face à nous, un tetris d’armoires et de display, une manière quasi-littérale de mettre en pièces la mise en scène, de faire fusionner la vitrine et les coulisses. Le titre – Screen in play / Screen out of play – renvoie lui aussi à l’idée du spectacle, en même temps qu’il cite et détourne un temps shakespearien, hors de ses gonds [out of joint] comme le sont ces meubles qui ont perdu leur fonctionnalité. Forever (2024) invoque pour sa part un temps suspendu ; Stars, preservation, conservation (2024) ou Pack to the future (2025), une logique d’anticipation ; et, vues ensemble, toutes ces boîtes résonnent comme le symbole d’une mise en attente. Rochereau dresse un état des lieux, des époques, du commerce. Dans ces étalages empaquetés, prêts pour le débarras, on pourra lire un clin d'oeil à l’effritement du brick and mortar [4], une nostalgie pour l’ère des vitrines dont il ne reste ici que quelques rubans métalliques. Ces “armatures rectilignes du flot des marchandises” [5] deviennent aussi l’emblème d’une économie dématérialisée, où le shipping et le handling exécutés dans les entrepôts de multinationales remplacent les transactions dans l’espace social du magasin. De la boîte cartonnée, cette “unité standardisée de mobilité matérielle” l’architecte Xavi L. Aguirre dira ainsi qu’elle est le “point de contact où le physique devient data [...] une force subliminale dans la construction de l'espace, une forme de pensée, un système d'ordonnancement, une icône”6. Ces oeuvres racontent elles aussi ce que les opérations de tri disent d’un agencement du monde, qu’il soit structurel ou subjectif. Elles se donnent comme des exercices de représentation de l’absence, de la circulation du désir, des souvenirs. Quelque chose d’une intimité résiste ainsi à l'anonymat de ces décors ; et sur les étiquettes indexant les boîtes à chaussures de Rochereau, on décèle une immatriculation poussiéreuse : quelques chiffres qui sont en fait les dates d’anniversaires des plus proches amix de l’artiste. 

_{[1] Ecrite par Jenji Kohan et distribuée par Showtime entre 2005 et 2012, la série Weeds retrace l’histoire de Nancy Botwin, une femme vivant dans la banlieue californienne d’Agrestic qui, pour subvenir à son train de vie de mère célibataire suite au décès soudain de son mari, devient dealeuse.}

_{[2] Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque (1931), trad. Philippe Ivernel, Paris, Payot & Rivages, 2015, p.42}

_{[3] op. cit., p.43}

_{[4] Utilisée dans le contexte du commerce digital, l’expression anglo-saxonne brick and mortar désigne les espaces de vente occupant un lieu physique.}

_{[5] Xavi L. Aguirre, “Boxed In: The Aesthetics of Material Circulation”, e-flux journal, 2019.}

_{[6] Ibid.}